En Italie, le chiffre d’affaire des mafias italiennes oscillerait entre 140 et 150 milliards d’euros, pour un bénéfice dépassant les 100 milliards – soit des profits représentant 7% du PIB(1)! Cosa Nostra sicilienne, clans yakuzas japonais, organisations criminelles des Balkans… les mafias fascinent par leur efficacité draconienne, leur organisation sans faille, leur extraordinaire capacité d’adaptation et leur rentabilité colossale. Au-delà des clichés cinématographiques, les mafias sont bien des organisations structurées tirant des bénéfices mirobolants de leurs activités criminelles. De quoi s’interroger sur le modèle économique des organisations mafieuses qui ne semblent pas connaître la crise.
Mafias : des « entreprises » gérées d’une main de fer
Dès 1877, le rapport Leopoldo Franchetti et Sidney Sonnino se penchait sur l’organisation économique de la mafia italienne, décrite comme une entreprise capitaliste régie par le contrôle de la violence :
« Le chef mafieux […] agit comme capitaliste, impresario et gestionnaire. Il coordonne la perpétration des crimes […], régule la division du travail et des tâches, contrôle la discipline parmi ses employés […] Ce patron doit s’adapter aux conditions du marché pour choisir les opérations à mener, les personnes à exploiter, la forme de violence à utiliser ».
Bien qu’il existe dorénavant des organisations mafieuses aux quatre coins de la planète et que certaines ne présentent que peu de similitude avec la Cosa Nostra, le rapport Franchetti-Sonnino soulignait déjà des caractéristiques clés de la mafia qui apportent un éclairage sur son fonctionnement économique.
Il s’agit en premier lieu d’organisations très hiérarchisées où la verticalité du pouvoir et une obéissance absolue jouent un rôle central. Les membres ne peuvent déroger à leurs obligations, et doivent suivre des codes de conduite très stricts qui assurent cohésion interne et respect inébranlable des supérieurs. Chaque mafia possède ainsi ses propres valeurs référentielles prouvant la loyauté des membres, des codes vestimentaires aux pratiques d’automutilation. A titre d’exemple, chez les 800 000 hommes des yakuzas, la chaine de commandement se décline depuis la figure paternelle du chef suprême « oyabun » aux apprentis « jun-kosei-in » tenus par une main de fer par les cadres « kanbu ». Tous doivent obéir au « ninkyodo » ou la voie chevaleresque, un code de conduite énonçant 9 préceptes auxquelles aucune dérogation n’est envisageable – le précepte central étant « tu accepteras de mourir pour le père ».
Une économie du crime
Une autre caractéristique clé des mafias opérant à travers le monde, également soulignée Franchetti-Sonnino, est que leur modèle d’entreprise est fondé sur le crime. Comme le pointait le célèbre juge anti-mafieux Giovanni Falcone assassiné par la « Pieuvre » italienne en 1992, « la mafia n’est pas une organisation qui fait des crimes malgré elle. Le crime est l’une de ses finalités ».
Les activités de nature strictement illégale composent le noyau dur historique du modèle économique de la mafia. Tout d’abord, les activités financières comme les prêts usuriers, le racket, le détournement de fonds ou de subventions publiques ont toujours joué un rôle capital dans le financement des diverses mafias. Avec la crise économique, le marché noir de prêts illégaux a explosé dans les pays les plus touchés en Europe comme la Grèce – marché estimé à 5 milliards d’euros par an – ou l’Italie – 200 000 personnes seraient victimes des usuriers mafieux – depuis que les banques ont drastiquement restreint l’accès aux crédits classiques. Les taux d’intérêt de ces prêts usuriers sont en général exorbitants et les mauvais payeurs sont sévèrement punis par les mafieux.
Ensuite, le commerce de produits illégaux et notamment de drogues, ainsi que les trafics de toutes sortes – de personnes, d’organes, de contrefaçons – sont également des sources centrales de revenus. Enfin, d’autres activités économiques se situent dans une zone grise, comme le trafic d’armes, de médicaments – la mafia calabraise a vendu un vaccin infantile au Brésil et au Venezuela par l’intermédiaire d’une multinationale américaine – ou encore celles liées aux jeux.
Activités licites : des mafieux en col blanc
Bien que le modèle économique de la mafia soit historiquement fondé sur des activités illégales, les organisations mafieuses investissent désormais les sphères de l’économie légale qui leur fournirait à l’heure actuelle entre 40 et 50% de leurs revenus.
Les associations mafieuses investissement ainsi le secteur financier(2), les services publiques – comme la gestion des ressources communes telles que l’eau ou les déchets, les sources d’énergie –pétrole, énergies renouvelables ou droits à polluer, la grande distribution et la restauration, la construction et le bâtiment ou encore l’économie du sport – par le biais d’investissements dans les clubs ou de paris sportifs. Comme le souligne Francesion Forgione, l’ancien président de la Commission parlementaire Antimafia italienne de 2006 à 2008, les mafieux sont ainsi devenus des experts de la criminalité en col blanc :
« Les mafieux sont devenus des entrepreneurs et la dimension internationale est avant tout économique et commerciale. Elles doivent blanchir car elles ont trop d’argent et cela grâce à des avocats experts en droit international, des directeurs de banques, des fonctionnaires et des politiques »(3).
Aujourd’hui, les frontières entre assassins mafieux, dealers de drogues et financiers de Wall Street ne sont en effet plus clairement définies. Leon van Kleef, avocat néerlandais représentant non moins que la reine des Pays-Bas, a été arrêté au début des années 2000 pour avoir pris part à des négociations concernant un trafic de cocaïne de plusieurs centaines de kilos entre des narcotrafiquants colombiens et des mafiosos italiens. Roberto Saviano, auteur du livre Gomorra sur la mafia napolitaine, estime ainsi que la City et Wall Street sont devenues « les deux plus grandes blanchisseuses d’argent sale du monde », bien avant les paradis fiscaux classiques(4). Preuve d’une parfaite adaptabilité des organisations mafieuses qui ont su tailler une place de choix dans le système économique mondial.
La mafia, un modèle économique viable : oui. Mais pour ce qui est de l’éthique…
[1] Chiffres provenant de l’association italienne SOS Impresa, voir article Le Monde
[2] Pour plus d’information sur l’infiltration de la mafia dans la finance mondiale, voir Courrier International
[3] Voir Francesco Forgione, Mafia Export, Comment les mafias italiennes ont colonisé le monde, Actes Sud, 2010, 304 p.
[4] Roberto Saviano pour le New York Times