24 avril 2014. Une révélation retentit tel un coup de tonnerre lorsque l’agence Bloomberg dévoile que le PDG d’Alstom, Patrick Kron, négocie avec General Electric la cession de la branche énergie du groupe, fleuron de l’industrie française. S’ensuit, depuis, une multitude de réactions, tant patronales que syndicales, mais aussi politiques et financières, dévoilant ainsi les inquiétudes et les préoccupations générées par ce dossier à la fois complexe et hautement symbolique.
Les négociations entre Patrick Kron et son homologue de General Electric, Jeffrey Immelt, avaient jusqu’à leur révélation été menées dans le plus grand secret. Les deux hommes ont vraisemblablement commencé les tractations dès le mois de février. Lorsque leurs entrevues ont été rendues publiques, les discussions étaient déjà bien avancées, et le conglomérat américain était prêt à débourser la somme de 13 milliards de dollars pour l’acquisition de la branche énergie du groupe français. Ces négociations ont provoqué la colère et la stupéfaction d’une partie de la classe politique devant le démantèlement annoncé de cette entreprise, symbole d’un certain savoir-faire hexagonal.
Une cession lourde de conséquences
Le gouvernement, qui n’avait pas été prévenu des pourparlers en cours, avait pourtant d’autres projets pour le groupe Alstom, acteur majeur d’une transition énergétique désirée par l’exécutif. La France et l’Allemagne ont en effet annoncé, en début d’année, vouloir créer un « Airbus » franco-allemand des énergies renouvelables, dans lequel Alstom aurait eu un rôle à jouer. Dans la foulée, les jours suivants, le groupe allemand Siemens manifeste son intérêt pour la branche d’Alstom et soumet une offre immédiatement soutenue par Arnaud Montebourg et par son homologue allemand. Les dirigeants des entreprises concernées sont alors reçus par François Hollande, qui estime que l’Etat doit avoir son mot à dire dans cette cession qui soulève de nombreuses interrogations dans un pays qui souffre d’une forte désindustrialisation.
Une vente inéluctable ?
L’industriel, dont les activités principales se situent dans l’énergie thermique, l’énergie renouvelable, les réseaux et le transport ferroviaire se positionne en leader mondial dans le domaine des trains à grande vitesse. Le groupe embauche 93 000 salariés dans une centaine de pays, dont 18 000 en France. La branche « Alstom Power » constitue 70% de son chiffre d’affaires. Mais depuis son introduction en bourse en 1998, le groupe est confronté à de graves difficultés financières. Le dépôt de bilan a été frôlé en 2003, et Alstom a bénéficié d’un plan de sauvetage mis au point par Nicolas Sarkozy, alors locataire de Bercy. Une nationalisation partielle et provisoire avait été décidée, et l’Etat, en acquérant 21,4% du capital d’Alstom, soit 720 millions d’euros, avait mis l’entreprise à l’abri d’une faillite. Mais cela n’a pas suffi à enrayer des pertes qui se sont succédé ces dernières années. Même si de juteux contrats ont été remportés par le groupe, les retombées financières ne seront perçues que dans plusieurs années. Une restructuration a donc été décidée fin 2013, prévoyant la suppression de 1 300 postes dans le monde. Pour Patrick Kron, le groupe n’est plus en mesure de s’en sortir tout seul, d’où la nécessité de se séparer de la branche énergie.
Les différents scenarios possibles
Deux offres concurrentes sont donc en lice. Celle de l’américain General Electric serait, selon Patrick Kron, la plus intéressante pour Alstom, car ses activités semblent complémentaires et assureraient la continuité de la branche sans trop en perturber le fonctionnement. C’est du moins la teneur du discours qu’a tenu le PDG d’Alstom devant la Commission des Affaires Economiques de l’Assemblée Nationale, le 20 juin. L’offre de General Electric, qualifiée d’ « excellente option » et soutenue par la direction du groupe français, se heurte à une offre déposée par Siemens. De récentes déclarations de l’allemand laisseraient entendre que 7 milliards d’euros seraient déboursés, et que les activités ferroviaires de Siemens seraient transférées à Alstom. Siemens qui développe des activités entrant en concurrence avec Alstom, dont les salariés craignent une nouvelle vague de licenciements. Pour parer à cette critique, la cession de l’activité ferroviaire permettrait la création d’un « champion européen » du rail.
Mais un « Plan C », comme le laisse entrevoir Arnaud Montebourg, pourrait être soumis ; il s’agirait d’une entrée de l’Etat dans le capital d’Alstom, comme cela s’était produit en 2004. L’exécutif s’était alors séparé de ses actions deux ans plus tard, et les avait cédées à Bouygues. Cette nationalisation provisoire est soutenue par de nombreux responsables politiques et syndicaux, tels François Bayrou, Jean-Luc Mélenchon ou Jean-Claude Mailly, de FO. Mais l’état des finances publiques rend cette solution délicate à adopter.
Le rôle de Bouygues
En détenant 29% des parts, Bouygues occupe une place de référence parmi les actionnaires d’Alstom. Or, très peu d’investissements ont été réalisés et le groupe ferait tout pour se séparer de sa participation. L’échec du rachat de SFR contribue aussi à un besoin de récupérer au plus vite du numéraire, car le groupe se trouve en difficulté. Cette volonté de Bouygues de se défaire de ses parts est l’un des facteurs clés expliquant la situation actuelle. Les actions détenues par Bouygues pourraient être, comme le réclame Jean-Pierre Chevènement, rachetées soit par l’Etat, soit par un groupe public. Un investissement privé hexagonal ne doit pas non plus être exclu.
Les forces en présence
Parmi les principaux protagonistes gravitant autour du dossier, il faut bien sûr mentionner Arnaud Montebourg, qui n’avait pas été averti des tractations entre Patrick Kron et General Electric. Réagissant aussitôt, il s’entoure alors d’une équipe de conseillers incluant son directeur de cabinet Boris Vallaud, ainsi que le directeur général de l’Agence des participations de l’Etat, David Azéma. Les négociations sont menées par Mathias Lelièvre et Frédérik Rothenburger. A l’Elysée, François Hollande est secondé par Jean-Pierre Jouyet et Emmanuel Macron. Quant à Bercy, la banque américaine Citigroup a été mandatée, ainsi que la Compagnie financière du lion. Dirigée par Arié Flack, un proche d’Arnaud Montebourg, cette banque ne centre pas son activité sur la spéculation, mais sur le conseil aux entreprises. La partie juridique est assurée par deux consultants, l’un américain (Cleary Gottlieb), l’autre allemand (Roland Berger, qui a audité fin 2013 la stratégie d’Alstom).
Des collaborateurs choisis avec soin
Pour défendre son projet, General Electric a su s’entourer de grands noms. Le conglomérat peut compter sur le soutien de la banque d’affaires Lazard, ainsi que du groupe Havas. Coté banques, le Crédit suisse et Centerviews apportent leur soutien financier, tandis que le cabinet d’avocats Bredin Prat s’occupe de la partie juridique. De plus, GE France peut s’appuyer sur sa présidente Clara Gaymard, qui est aussi vice-présidente de GE International. Patrick Kron, pour défendre l’option GE, s’est entouré des communicants de DGM et d’un ancien proche de Nicolas Sarkozy, Franck Louvrier. Les banques Rothschild, HSBC et Merrill Lynch analysent la partie financière de la cession, et les avocats de Weil, Gotshal & Manges sont associés au projet. Enfin, Siemens est épaulé par son PDG en France Christophe de Maistre, et par les avocats de Linklaters et BDGS (fondé par l’ancien directeur adjoint de cabinet de François Fillon à Matignon). La communication est assurée par le groupe Brunswick, et les banques BNP Paribas et Société générale sont sollicitées pour leurs conseils.
Guerre des arguments
Il s’agit dès-lors pour les communicants de mettre en avant des arguments pouvant faire pencher la balance. Tant Siemens que General Electric font valoir un enracinement sur le territoire français générant de nombreux emplois. Siemens fait ainsi valoir ses 8 000 collaborateurs français et ses sept sites de production, tandis que General Electric argumente sur ses coopérations avec l’industrie française. Par sa collaboration avec la Snecma, GE fournit des moteurs d’avions pour Airbus. A Belfort, les usines de GE et d’Alstom sont à quelques mètres l’une de l’autre.
La communication des entreprises
Depuis, les initiatives se sont enchainées, ayant notamment pour but de convaincre et de rassurer les clients d’Alstom. Le PDG de General Electric, Jeffrey Immelt, a ainsi rencontré ses homologues de Total, GDF Suez et d’EDF. Les résultats de cette bataille de la communication a porté ses fruits pour les deux entreprises. Siemens est parvenu à recueillir le soutien et l’approbation de la filière ferroviaire française. Mais GE n’est pas en reste. Les chefs d’entreprise du Territoire de Belfort, ainsi que des politiciens de tous bords, se prononcent en sa faveur. De plus, le japonais Toshiba a annoncé, dans l’éventualité d’une reprise par GE, être prêt à faire une offre pour une partie de la branche énergie, ce qui aurait pour effet d’alléger considérablement la facture de l’américain. Quant aux syndicats, ils réclament majoritairement une prise de participation de la part de l’Etat.
Une affaire loin d’être conclue
La branche énergie d’Alstom aiguise donc les appétits de deux géants pesant bien lourds face à l’entreprise française. Siemens réalise 83 milliards d’euros de chiffre d’affaires, et General Electric 107 milliards, soit respectivement quatre et cinq fois plus qu’Alstom (20 milliards de CA). Le groupe américain a accepté, à la demande du gouvernement français, de prolonger son offre jusqu’au 23 juin. Siemens n’a pas encore officiellement déposé sa proposition, et souhaite au préalable recueillir des informations concernant certaines procédures en cours. Alstom est en effet au cœur de litiges au Royaume-Uni, au Brésil ainsi qu’aux Etats-Unis.
Le gouvernement peut aussi s’opposer au rachat par GE en faisant valoir les nouveaux champs d’application d’un décret datant de 2005 et soumettant les investissements étrangers à l’accord préalable de l’Etat. Ce décret concerne les entreprises stratégiques, dont fait partie Alstom par son rôle dans l’élaboration et la fabrication de turbines à l’usage des réacteurs nucléaires. La cession de la branche énergie soulève d’ailleurs de nombreuses questions. La propulsion des sous-marins nucléaires français est en effet assurée en grande partie par Alstom, et une filiale d’Alstom Power, Satellite Tracking Systems, fournit informations et matériel à Thalès et France Telecom. Se pose donc la question de la préservation et de la garantie de la sécurité nationale. Pour lors, les principaux acteurs attendent surtout le détail du « Plan C » promis par le ministre, et dont les détails restent pour l’heure inconnus.