Dans le contexte actuel, affirmer que l’environnement du trading de matières premières a beaucoup évolué au cours des 20 dernières années serait un truisme. Pour Bernard de Combret, plusieurs facteurs de changement expliquent les évolutions en cours.
Qui est Bernard de Combret ?
Bernard de Combret est un expert international du secteur de l’énergie. Il a ainsi passé le plus clair de sa carrière au sein du Groupe Total à des postes à haute responsabilité. Successivement Directeur général du trading, du raffinage, de la distribution et du transport maritime, Bernard de Combret était Vice-Président du Comité exécutif quand il a quitté la société en 2002. Depuis, il conseille les acteurs majeurs du secteur, des sociétés pétrolières aux sociétés nationales de pays producteurs, en passant par les fonds d’investissements spécialisés.
L’interview
Blog Finance : Bernard de Combret, à l’heure de la mondialisation des échanges, quel est selon vous le principal changement observé ces deux dernières décennies sur le marché des matières premières ?
Bernard de Combret : Le premier changement notable, c’est la valeur totale des exportations mondiales de matières premières. Elle a augmenté considérablement, à la fois grâce à la croissance économique mondiale et à l’aiguillon de la libéralisation des flux commerciaux imposée par le WTO.
La corrélation entre la croissance économique mondiale et la croissance des flux de matières premières a été accentuée par les accords de libre-échange. En outre, les cycles de croissance des prix des matières premières ont eu récemment tendance à être plus importants que les cycles de contraction des prix.
Il a résulté de ce premier changement que les marchés des matières premières, autrefois fragmentés et régionaux, ont eu tendance à s’interconnecter les uns aux autres. Cette évolution est allée de pair avec une déréglementation de ces marchés, les gouvernements donnant de facto un plus grand rôle au secteur privé dans la commercialisation internationale des produits agricoles, des minerais et des métaux.
Ce facteur a contribué à l’émergence de grandes sociétés de trading mondiales, géants intervenant massivement sur plusieurs marchés de matières premières ou prenant des parts dominantes sur certains de ces marchés. Ainsi, la société Glencore est-elle aujourd’hui leader mondial du trading du zinc, du cuivre, du cobalt et du nickel, tout en étant l’un des plus grands producteurs de chacun de ces minerais.
LBF : Outre la hausse de la valeur des exportations de matières premières, accompagnée d’une déréglementation des marchés, quel autre grand changement y a-t-il eu ?
Bernard de Combret : L’autre changement majeur, c’est l’immixtion du monde financier dans le commerce des matières premières qui s’est largement accentuée. La « financiarisation » du trading, avec le développement rapide des marchés des futures, des marchés à terme, des marchés de gré à gré et des produits dérivés a profondément transformé les mécanismes de fixation et d’évolution des prix. Les investisseurs institutionnels, fonds de pension et banques, ont été amenés à considérer qu’un investissement dans les matières premières était un investissement nécessaire pour la diversification des portefeuilles. Les institutions financières ont été incitées à placer d’importantes liquidités dans cette classe d’actifs dont l’un des avantages est qu’elle est considérée comme contracyclique.
Ainsi, de 2005 à 2011, les valeurs des actifs liés aux matières premières gérés par les institutions financières ont été multipliées par 9 et atteignent actuellement plus de 500 milliards de $.
LBF : Dans ce contexte, quel est le rôle joué par les acteurs locaux ou nationaux, notamment ceux qui opèrent dans les pays producteurs de matières premières ?
Bernard de Combret : Sur ce point, l’évolution du rôle des sociétés nationales des pays producteurs de matières premières constitue un autre facteur de changement. Ces sociétés nationales, qui ne disposaient guère des compétences requises pour la production et la commercialisation des matières premières il y a encore 30 ans, ont accompli depuis de grands progrès.
Ainsi, dans le domaine clé des hydrocarbures, elles ont développé leurs capacités opérationnelles dans l’exploration et la production, ainsi que leur savoir-faire en matière de services pétroliers. Elles dépensent actuellement en investissement de Recherche/ Développement, plus que l’ensemble des compagnies pétrolières internationales réunies.
LBF : Evidemment, ces différents facteurs de changement induisent des évolutions pour les acteurs du marché. Pouvez-vous nous les décrire ?
Bernard de Combret : D’abord, il y a un mouvement qui pousse les sociétés de trading vers plus d’intégration verticale dans le secteur des matières premières. La fusion entre Glencore et Xstrata, qui a donné naissance à un groupe dont la capitalisation boursière atteint 70 milliards de $, l’illustre bien. Cette démarche, qui s’inscrit dans la globalisation des marchés, pourrait conduire les autres principaux concurrents (BHP Billiton, Rio Tinto, Anglo American) à s’interroger à leur tour sur les bénéfices d’une structure verticale intégrée.
Dans le domaine pétrolier, l’intégration verticale est aussi d’actualité. Les grandes maisons de trading investissent volontiers désormais dans l’exploration – production, dans le stockage et parfois dans le raffinage. Il s’agit, pour elles, de réduire l’aléa de leurs résultats financiers, en diversifiant les sources de revenus sur toute la chaîne du secteur dans lequel elles interviennent.
Ensuite, les conditions financières qui environnent les sociétés de trading risquent de devenir moins favorables. Le nombre de sociétés actives dans le trading a augmenté de façon sensible. Les marges ont donc tendance à se réduire, sous l’effet d’une concurrence accrue et d’une plus grande transparence des prix. Les besoins en capitaux, déjà en augmentation depuis quelques années, vont encore croître sensiblement pour deux raisons. Les niveaux élevés des prix des matières premières se traduisent par des besoins importants en fonds de roulement. Et la tendance qui pousse les sociétés de trading à s’intégrer en amont et en aval accentue les besoins en capitaux. L’accès de ces sociétés aux marchés des capitaux devient une clé essentielle de leur avenir.
LBF :Pourtant, depuis la crise financière de 2008, l’accès à ces marchés est plus encadré et plus réglementé. Peut-on dire que la spéculation sur les matières premières a reculé ?
Bernard de Combret : Pour l’instant cet encadrement est plutôt en devenir. On s’est rendu compte que des réglementations nouvelles, depuis l’émergence de cette crise, étaient nécessaires du fait de la croissance incontrôlée des instruments financiers liés aux matières premières, des risques de volatilité qui s’y attachent, et de la nécessité de sécuriser le système bancaire. Ces réglementations sont en gestation, aux Etats-Unis et dans l’Union Européenne.
Ce qui va avoir plusieurs conséquences quand elles seront appliquées : renforcer l’encadrement des conditions dans lesquelles le trading des produits financiers sur matières premières se développe ; et accroître les contraintes financières qui pèsent sur les opérateurs. Les banques, soumises à des contraintes en capital, sont en train de brider leur activité dans ce domaine. JP Morgan est sur le point de vendre son activité de trading de matières premières à Mercuria. Morgan Stanley a déjà cédé son département de trading de pétrole à Rosneft et Deutsche Bank vient d’indiquer qu’elle réduisait son activité dans ce secteur.
LBF : Finalement, la conjonction de ces deux phénomènes, à savoir la mondialisation des échanges et le renforcement de la réglementation, ne va-t-elle pas favoriser les plus grands acteurs du secteur et asseoir durablement leur domination ?
Bernard de Combret : Oui, dans ce contexte, on peut imaginer que les « géants » du trading vont consolider leur rôle sur les marchés. D’ores et déjà, 8 sociétés de trading contrôlent très largement les flux du commerce international de produits agricoles et de minerais. Et les 3 grands traders internationaux de pétrole brut commercialisent plus de pétrole brut que les trois premiers majors pétroliers. Mais les traders subiront des contraintes : étant donné qu’ils sont sollicités en permanence pour financer les infrastructures nécessaires au développement de gisement et au commerce international (stockage, transport ils vont être conduits à réduire leurs coûts unitaires, et à renforcer leurs bilans.
LBF : Et concrètement, comment ces évolutions impacteront-elles le marché ?
Bernard de Combret : En fin de compte, la réglementation financière plus stricte qui encadrera les instruments financiers liés aux matières premières pourra conduire à une réduction de leurs liquidités. Avec moins de sociétés financières actives en tant que contreparties, le volume des transactions sur ces marchés n’augmentera plus comme ce fut le cas au cours des dernières années, et les prix des matières premières, notamment les cotations des futures à long terme, perdront de leur robustesse.
LBF : Pour les sociétés nationales des pays producteurs de matières premières que nous avons évoquées précédemment, comment ces évolutions se matérialiseront-elles ?
Bernard de Combret : Il est probable que les compagnies nationales des pays producteurs vont de leur côté renforcer leur présence dans le trading des matières premières, à commencer par le pétrole. Par exemple, l’Aramco vient de créer une société de trading afin d’optimiser la vente des produits pétroliers exportés à partir des raffineries d’Arabie Saoudite.
Dans le secteur pétrolier, les compagnies nationales vont aussi renforcer leur portefeuille d’actifs de production de pétrole et de gaz à l’étranger en association avec des sociétés pétrolières indépendantes et à des conditions favorables. Ces compagnies vont donc être amenées à établir un nouveau type de partenariat, plus équilibré, avec les grands groupes pétroliers internationaux.
LBF : Ainsi, quelle conclusion globale tirez-vous des évolutions subies par le marché mondial des matières premières ? Et pour quelle tendance à venir ?
Bernard de Combret : Ce qui frappe d’abord, c’est l’ampleur des changements sur les marchés de matières premières, devenus plus globaux et sensibles à l’environnement financier. Ensuite, l’encadrement réglementaire qui permettra de mieux contrôler la financiarisation des marchés va contribuer à un nouvel équilibre entre les grandes sociétés de trading, les banques et les sociétés producteur.
Enfin, je suis persuadé que le poids croissant des besoins de financement pour développer les infrastructures nécessaires conduira à rechercher des approches innovatrices, réunissant les capacités financières des plus grands traders / producteurs de matières premières, de fonds souverains et, quand elles disposeront de ressources suffisantes, des sociétés nationales concernées.