John Maynard Keynes et Friedrich von Hayek, probablement les deux économistes les plus influents du 20e siècle, ont imprimé une marque indélébile sur l’approche macroéconomique des économies capitalistes depuis la seconde guerre mondiale. Retour sur leurs théories et la profonde opposition qui en naquit, et qui régit encore le débat économique aujourd’hui.
John Maynard Keynes et Friedrich Hayek ont théorisé au début du vingtième siècle deux visions de l’économie et du capitalisme radicalement opposées. Celles-ci ont profondément influencé les politiques économiques de la plupart des démocraties depuis la seconde guerre mondiale. Qu’est ce qui en fait la substance, leur opposition fondamentale, et comment leur application fut mise en œuvre ?
Le keynésianisme, ou la nécessité de l’intervention de l’Etat dans l’économie
Keynes naquit à Cambridge en Angleterre en 1883, il deviendra économiste comme son père avant lui. Il se rendra célèbre pour la première fois après la première guerre mondiale, en démissionnant de la délégation britannique chargée de négocier les dommages de guerre imposés à l’Allemagne. Il critique en effet très vivement l’attitude des pays vainqueurs consistant à écraser le vaincu sous des réparations intenables, et prédit les conséquences catastrophiques d’un tel acharnement pour la paix en Europe. Les années 30 et 40 lui donneront tristement raison…
Mais c’est par son analyse novatrice et inédite du capitalisme, auquel il estime nécessaire d’appliquer un dirigisme étatique, qu’il s’est rendu incontournable. L’objet de sa réflexion est de « sauver le capitalisme des capitalistes », le rendant plus juste par une distribution des ressources plus encadrée. Son objectif n’est pas de se rapprocher du communisme, mais d’adoucir le capitalisme afin de limiter le mécontentement des classes populaires et de tenir celles-ci éloignées des extrémismes, quels qu’ils soient. Selon lui, l’Etat doit injecter de l’argent dans l’économie afin de soutenir la consommation et permettre la croissance. Par des grands travaux, par des subventions, par des nationalisations, en soutenant artificiellement l’emploi et en augmentant les dépenses publiques pour faire circuler l’argent et le répartir. Beaucoup estiment que le keynésianisme, notamment mis en application par Franklin D. Roosevelt après la crise de 1929 dans le cadre du New Deal, permit la sortie de crise.
Et son exact oppose, le néo-libéralisme
Friedrich Hayek, quant à lui, naquit en Autriche en 1899. Il est considéré comme le père du néo-libéralisme. Son analyse est radicalement antagoniste de celle de Keynes. Il prône une intervention de l’Etat la plus réduite possible dans l’économie. Le recours au déficit public en vue d’injecter de l’argent dans le système est selon lui une hérésie, de même que la manipulation des taux d’intérêt par les banques centrales en vue de relancer l’investissement, le sauvetage d’entreprises en difficulté par l’Etat ou l’action sur les tarifs douaniers, car ils envoient des signaux faussés aux différents acteurs de l’économie. C’est d’ailleurs sur ces bases qu’il arrivera à prédire la survenue de la crise de 1929. Il sera en effet le seul à prévoir que les taux d’intérêt maintenus artificiellement très bas par le gouvernement américain, et qui favorisèrent un investissement massif et dénué de lien avec la valeur réelle du marché – ce que l’on appelle communément une bulle spéculative – allaient provoquer un effondrement douloureux de l’économie.
A l’inverse des libéraux classiques qui estiment que les taux d’intérêt notamment peuvent être un levier d’action du politique afin d’aider l’économie, et au contraire des keynésiens qui estiment que l’Etat doit réguler le marché par différents leviers comme le déficit public, les dévalorisations monétaires, Hayek pense qu’aucune entité humaine ne saurait être en mesure de comprendre efficacement la logique, le schéma directeur de la somme des actions des individus. Seul le marché le peut et doit s’autoréguler pour son propre intérêt. Il est seul à savoir traiter l’infinité d’informations émanant de nos besoins, nos désirs, et des ressources nécessaires à leur assouvissement.
D’où le profond désaccord existant entre ces deux théories, désaccord qui vira quasiment au pugilat entre les deux hommes et leurs partisans, par ouvrages, colloques et articles interposés tout au long du siècle dernier.
Leurs applications politiques
La différence entre ces visions diamétralement opposées de l’économie a d’ailleurs largement dépassé la querelle d’universitaires. Il a monopolisé à lui seul une grande partie du débat démocratique depuis 1945 dans les pays capitalistes, et la crise structurelle internationale survenue en 2008 ne fait que raviver les discussions sur le sujet.
Au risque de schématiser, certains diront que l’opposition entre ces deux théories s’est greffée sur un antagonisme politique plus global et commun à la plupart des démocraties parlementaires, à savoir l’opposition entre conservatisme et progressisme, entre gauche et droite. Le recours au déficit, le renforcement de la sécurité de l’emploi, les nationalisations, les subventions, semblent en effet avoir plus souvent été les instruments conjoncturels promus par les gouvernements marqués à gauche, tandis que la dérégulation, la libéralisation, les privatisations, le non interventionnisme, ont toujours eu tendance à relever de la phraséologie conservatrice.
La principale grille de lecture de la macroéconomique moderne
La réalité historique nous montre pourtant que le recours à l’une ou l’autre de ces lectures fut bien plus souvent le jouet des circonstances conjoncturelles que d’une réelle orientation idéologique. Dans la quasi-totalité des pays occidentaux, la période de 1945 à 1970 connut ainsi le triomphe du keynésianisme : la nécessité de reconstruire et moderniser les pays ravagés par la guerre trouva dans la planification et le dirigisme keynésiens de puissants instruments de développement et de réorganisation. A l’inverse, lorsque la stagflation s’installa (une stagnation de la croissance couplée à une inflation importante) marquant alors la fin des trente glorieuses, c’est un retour à une plus grande rigueur qui s’installa quasiment partout, la croissance de l’économie ne suffisant plus à éponger les déficits générés par le soutien à tout va des économies par les Etats.
La crise de 2008 elle-même, dans laquelle sont toujours embourbées les économies capitalistes et notamment européennes, offrent une résonance renouvelée aux deux théories : les partisans de Hayek arguent que le maintien artificiel des taux d’intérêt américains à un niveau très bas en 2001 est à l’origine du surinvestissement démesuré ayant provoqué ladite crise, exactement comme celle de 1929. D’autres invoquent les prédictions de Keynes vis-à-vis de l’Allemagne et des représailles dont elle fut l’objet après la première guerre mondiale, pour mettre en garde le duo franco-allemand par rapport à son attitude vis-à-vis de l’Espagne, du Portugal ou surtout de la Grèce, et au danger de leur imposer des rigueurs budgétaires trop importantes. Il est également singulier de constater que l’Europe, normalement culturellement plus portée à un fonctionnement keynésien de ses économies, se tourne aujourd’hui vers des stratégies libérales pour sortir du marasme, tandis que les Etats-Unis, au contraire habituellement très nettement hostiles à l’interventionnisme, se tourne par le biais de Barack Obama vers des solutions d’inspiration plus keynésienne et portées par le déficit public. Cela avec notamment la mise en œuvre d’une politique de grands travaux et la tentative d’édification d’un système de sécurité social nationalisé pour la première fois de leur histoire.
Les systèmes et mécanismes économiques pensés par Keynes et Hayek furent au cœur de bien des dilemmes politico-économiques depuis la seconde guerre mondiale, et ils demeurent la principale grille de lecture employée dans l’analyse macroéconomique moderne. Il faut espérer que celles-ci permettront d’apporter une réponse efficace à la crise contemporaine.