Jean Tirole est le troisième français à obtenir le prix Nobel d’économie. Un exploit dans un domaine dominé par les américains. Ses théories sur la nécessité de réglementer les marchés en font un penseur libéral original. Ses travaux ont déjà trouvé des applications pratiques, notamment dans la lutte contre les émissions de CO2.
Comme tout bon scientifique Jean Tirole ne se départit jamais de son sens pratique. La nouvelle de l’attribution du prix Nobel d’économie l’a sonné. « Il m’a fallu une bonne demi-heure pour retrouver mes esprits », confie-t-il au site nobelprize.org. Mais lorsqu’il transmet l’information à sa mère, il prend d’abord la précaution de la faire asseoir. « A 90 ans », déclare-t-il, « la surprise l’aurait trop émue ».
Un français chez les « ricains »
Il faut dire qu’un prix Nobel d’économie français est une vraie surprise. Cette récompense est en effet la chasse gardée des américains. Depuis 1968 et la première levée du « prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel », nom officiel du prix Nobel d’économie, on recense 53 américains sur un total de 76 lauréats. Autre surprise, Jean Tirole milite pour une régulation réfléchie des marchés. Seul moyen, selon lui, d’assurer une saine concurrence entre les acteurs économiques. Presqu’un crime dans une corporation dominée par le dogme libéral.
Mais en réalité l’attribution de ce prix n’a étonné que Jean Tirole lui-même. Dans la communauté scientifique, il est déjà une référence. Dès 1986, son ouvrage « Concurrence imparfaite » connait un large succès. En 1988, son livre « The Theory of Industrial Organization » devient la bible des étudiants en économie. Le « Tirole », comme on l’appelle, fait office de classique à Harvard, Cambridge ou HEC.
Rendre le monde meilleur
En 2007, lorsqu’il reçoit la médaille d’or du CNRS, tous les analystes s’accordent pour voir en lui un futur Nobel. Pourtant rien ne prédispose Jean Tirole, né à Troyes en 1953, à une carrière économique. Avec un père médecin, une mère professeure de lettres, il baigne dans une culture classique. Le monde des affaires, le business, la bourse, ne font pas partie des conversations familiales. C’est en entrant à Polytechnique (promotion 1973), puis en devenant ingénieur des Ponts et Chaussées qu’il rencontre sa vocation. Avec l’économie, il découvre la possibilité d’utiliser les mathématiques (sa vraie passion) pour résoudre des problèmes de la vie quotidienne. Il y voit une opportunité de rendre le monde meilleur.
Sa voie est trouvée. En 1978, il obtient un doctorat de troisième cycle en mathématiques à Paris Dauphine (université référence dans le domaine). Il part ensuite aux Etats-Unis. C’est un fervent passionné de l’émulation intellectuelle propre selon lui au système universitaire américain. En 2007, il obtient un doctorat (Philosophiæ doctor) en économie. Eric Maskin, prix Nobel d’économie 2007, professeur au prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT), est son mentor.
Sur les traces de Louis Pasteur
Professeur au MIT dès 1984, Jean Tirole revient en France en 1992. En 2007, il fonde l’école d’économie de Toulouse. L’établissement est baptisée « Toulouse School of Economics » (TSE) pour afficher d’emblée l’ambition de créer une institution calquée sur le modèle américain. Dans les milieux universitaires on grince des dents, mais le succès est au rendez-vous. L’école se classe rapidement parmi les meilleurs établissements européens.
Réputé pour sa modestie et pour sa passion de la pédagogie, Jean Tirole fait l’unanimité parmi les chercheurs en économie. Le plus bel hommage lui est rendu par Joshua Gans, professeur à l’université de Toronto. Pour ce spécialiste des théories de l’information, l’économiste français est l’un des rares chercheurs dont les travaux sont guidés par une réelle volonté d’influer sur le monde. Joshua Gans n’hésite pas à évoquer Louis Pasteur pour illustrer cette relation étroite entre recherche fondamentale et applications pratiques.
Précurseur dans la lutte contre les émissions de CO2
Si les domaines de compétences de Jean Tirole ressemblent pour le profane à des formules cabalistiques (théorie des jeux, théorie de l’exubérance irrationnelle, mathématiques de la décision…), ses recherches ont déjà changé notre vie quotidienne. Il est en effet, avec l’économiste français Jean-Jacques Laffont, le premier à populariser dès 1990, l’idée d’une taxe sur les émissions de CO2.
A l’opposé de Thomas Piketty, autre économiste français en vogue, Jean Tirole se tient à l’écart des partis politiques. Il ne s’interdit cependant pas de participer au débat public. En la matière ses propositions sont décoiffantes. Depuis 2003 par exemple, il milite pour la suppression du CDI. La rigidité du contrat à durée indéterminé provoque selon lui une multiplication des CDD (contrat à durée déterminée). Cet effet pervers entraine une précarisation importante des jeunes salariés. A la place du CDI, Jean Tirole propose un contrat de travail unique. Les protections accordées aux employés augmenteraient avec leur ancienneté.
Simplifier les licenciements
Jean Tirole souhaite aussi simplifier les procédures de licenciement. Il veut supprimer l’organisation actuelle de l’assurance chômage et la faire financer par une taxe appliquée aux entreprises. Plus une société licencie, plus elle paye. Autre cheval de bataille, la régulation bancaire. Bien avant la crise des « subprimes » en 2008, Jean Tirole alerte la communauté économique sur la nécessité de réglementer la finance internationale.
« Un libéral, mais pas trop », titre le journal « Libération ». Les avis sont partagés. Jean Tirole lui-même explique que l’économie est un ensemble de comportements logiques dont les rationalités s’opposent les unes aux autres. Une illustration parfaite de notre mode moderne en quelque sorte. Et si Jean Tirole a parmi les économistes de farouches opposants, personne jamais ne met en cause l’intégrité du scientifique.