Les banquiers d’affaires jouent un rôle d’envergure dans la société contemporaine. Hommes de contacts, côtoyant les plus hautes sphères de la société tout en prenant des risques considérables, se basant tant sur leur connaissance du milieu que sur leur intuition, certains d’entre eux se sont forgés, pour des raisons variées, de solides réputations et ont acquis une aura transcendant leur simple milieu professionnel. Cette galerie de portraits traversant un siècle riche en événements retrace la carrière de six personnalités remarquables à plus d’un titre.
Albert Kahn et les « Archives de la Planète » (1860-1940)
Albert Kahn est resté dans la mémoire comme un grand pacifiste, ouvert aux cultures étrangères et désireux de faire connaitre le monde à ses semblables. Né en 1860 à Marmoutier, l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne, en 1870, pousse les Kahn à s’installer à Paris, où le jeune Albert exerce la profession d’employé de banque tout en poursuivant ses études. Elève brillant, il enchaine les diplômes : lettres, sciences, droit, sa soif de connaissance est telle qu’elle impressionne fortement son professeur, un certain Henri Bergson. Le talent d’Albert Kahn pour la banque, son sens des affaires et des placements lui font rapidement gravir les échelons, faisant de lui l’un des financiers les plus influents de son époque. Sa vocation pour le mécénat s’affirme très vite, et, après avoir créé une bourse de voyage à destination des étudiants, décide de constituer un fonds photographique, les « Archives de la Planète », répertoriant toutes les cultures du monde. La démarche n’est pas seulement anthropologique : le but en est aussi de faire connaitre ces cultures afin de développer la tolérance et de promouvoir le pacifisme. Grand voyageur, passionné par le Japon, il se lie d’amitié avec la famille impériale, qu’il hébergera même dans sa propriété de Boulogne-sur-Seine, dont les jardins subsistent toujours. Homme d’influence et d’amitiés, il compte parmi ses amis proches Rodin, Anatole France, Colette, Marcel Dassault, et de nombreuses autres personnalités marquantes. Ruiné par la crise de 1929, il passe ses dernières années dans la pauvreté, et meurt en 1940, toujours épris de son idéal de rapprochement entre les peuples.
Horace Finaly, banquier de gauche (1871-1945)
S’illustrant à la tête de la Banque de Paris et des Pays-Bas, autrement connue sous le nom de Paribas, Horace Finaly nait à Budapest en 1871. Il étudie à Paris, au lycée Condorcet, où il noue des liens d’amitié avec un autre élève, Marcel Proust. La situation de ses parents, grands banquiers, lui permet de côtoyer l’élite financière et artistique de son époque et d’être recruté par Paribas en 1900. Les emprunts d’Etat deviennent sa spécialité, il est écouté et respecté parmi sa hiérarchie et devient en 1919 directeur de la banque. La majorité de ses opérations se fera dans un but politique et patriotique, défendant les intérêts français face une Allemagne en quête de renaissance après la Grande guerre. Très proche de la gauche et de Léon Blum, il est le seul banquier à soutenir le Front Populaire en 1936, ce qui causera sa perte. Evincé de la présidence de Paribas, son origine juive l’expose à une vive campagne antisémite. La débâcle de 1940 le contraint à s’exiler aux Etats-Unis, où il passera ses dernières années. Grand amateur d’art et possesseur de rares manuscrits, il lègue ses collections à la ville de Florence et sa villa à l’Université de Paris.
Michel David-Weill, ou la passion de l’art (né en 1932)
Autre grande figure de la finance mondiale, le destin de Michel David-Weill se confond avec celui de la prestigieuse banque franco-américaine Lazard. En dirigeant cette institution, tout comme, avant lui, son père et son grand-père, ce digne héritier d’une famille toute puissante fut durant sa carrière l’un des banquiers d’affaires les plus actifs de sa génération, orchestrant les grandes fusions-acquisitions menées durant les années 1990. Né en 1932, ce « pessimiste joyeux », comme il se définit, partage son temps entre Paris, New-York et sa villa d’Antibes, et a toujours cultivé une grande sensibilité envers les arts. Membre de l’Académie des beaux-arts, président du Conseil artistique de la Réunion des musées nationaux, ce collectionneur invétéré a toute sa vie mis un point d’honneur à pratiquer le mécénat. Pas seulement dans le domaine artistique, où il offre à la fois œuvres et subsides tant aux musées qu’aux institutions privées, mais aussi dans celui de la santé ou des institutions religieuses. Retiré des affaires, l’homme fustige le « passéisme actif » de la France, tout en étant persuadé que le pays finira par sortir de la crise. Michel David-Weill avait pour gendre Edouard Stern.
Edouard Stern, l’homme aux deux visages (1954-2005)
Rien ne semblait pouvoir détourner Edouard Stern de la spirale du succès. A 22 ans, il se lance dans la finance, en intégrant la banque familiale, dont il prend la tête trois années plus tard. Il sauve l’établissement d’une faillite qui semblait inéluctable, avant de le revendre. Les bénéfices réalisés dans cette cession sont tels qu’il se retrouve propulsé 38e fortune de France. Les dessous de cette vente révèlent en plus de son habileté une certaine rouerie, puisqu’il parvient à conserver la propriété du nom Stern et s’en sert pour remonter immédiatement une nouvelle banque, parvenant ainsi à conserver ses principaux clients. Il s’y illustre par ses opérations hostiles faisant de lui l’un des banquiers d’affaires les plus en vue, et se lie avec les plus influents financiers et hommes politiques du moment. Sa jeunesse, son dynamisme, sa spontanéité séduisent. Il épouse Béatrice David-Weill, fille de Michel David-Weill, alors président de la banque Lazard. Edouard Stern, qui en rejoint les effectifs, y travaille durant cinq ans, est pressenti pour succéder à son beau-père, mais se brouille avec les actionnaires et décide de fonder son propre fonds d’investissement en 1997. Il divorce et rencontre Cécile Brossard, entamant une relation complexe et ambiguë, qui se terminera tragiquement une nuit de février 2005. Abattu par sa compagne lors d’un jeu sexuel, l’affaire fait grand bruit et le procès dévoile une personnalité complexe et manipulatrice. Edouard Stern avait 50 ans.
Jean Peyrelevade, banquier engagé (né en 1939)
Banquier, haut fonctionnaire, dirigeant d’entreprises, professeur d’économie, penseur et homme politique, Jean Peyrelevade ne manque pas de ressources. Commençant sa carrière en 1963 au sein du ministère des Transports en charge de l’aviation civile, il s’applique à la réussite du projet Airbus avant de rejoindre les rangs du Crédit Lyonnais. Directeur adjoint du cabinet de Pierre Mauroy en 1981, Jean Peyrelevade y gère notamment les nationalisations et le retour de la rigueur en 1982-1983. Puis, durant vingt années, il enchaine les postes à haute responsabilité au sein d’entreprises d’Etat, le voyant successivement président de Suez, de la banque Stern, de l’UAP et de retour au Crédit Lyonnais, où il s’affirme comme le grand rival de Bernard Tapie. Passant dans le privé, il administre de grandes sociétés telles que Bouygues, et devient membre du conseil de surveillance de KLM. Mais Jean Peyrelevade est aussi un homme de convictions, le plaçant au centre-gauche de l’échiquier politique. Il dénonce la tournure prise par le capitalisme financier contemporain et s’interroge dans plusieurs ouvrages sur le devenir de celui-ci. Engagé aux côtés de François Bayrou aux élections présidentielles de 2007, il occupe brièvement un rôle de conseiller d’arrondissement à Paris sous l’étiquette du MoDem. Jean Peyrelevade se consacre aujourd’hui à l’écriture.
Dominique Strauss-Kahn, une nouvelle vie (né en 1949)
Privé de l’exercice de la politique, l’une de ses deux grandes passions, Dominique Strauss-Kahn s’est donc fort logiquement reporté sur la deuxième, à savoir l’économie. Il débute d’ailleurs sa carrière en enseignant cette matière à l’Université de Nanterre, puis, suite à son ascension politique, est promu ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie sous le gouvernement Jospin. Devant démissionner suite à des affaires judiciaires, il occupe le poste de directeur du FMI de 2007 à 2011. Là aussi rattrapé par les affaires, de mœurs cette fois-ci, rares étaient les observateurs qui auraient parié sur son retour professionnel. Mais une rencontre va en décider autrement. Thierry Leyne, fondateur de la banque d’affaires Anatevka, va proposer à Dominique Strauss-Kahn de participer à la création d’une entité commune, baptisée LSK, pour « Leyne, Strauss-Kahn & Partners ». Détenant 18% des parts, l’ancien homme politique, qui préside la structure, est chargé du conseil économique des clients, tandis que son partenaire en gère les investissements. Simple étape avant un éventuel retour en politique, ou début d’une nouvelle carrière durable, l’entreprise, cotée en bourse, s’avère en tout cas ambitieuse et prospère.
L’on reproche souvent à la finance de ne pas avoir de visage, d’être une entité virtuelle et immatérielle, pesant impalpablement sur l’économie mondiale. Pourtant, les dirigeants des grandes banques d’affaires sont des êtres bien réels, avec leurs convictions, leurs passions, leurs talents et leurs défauts, et dont l’histoire, tant personnelle que professionnelle, se mêle aux soubresauts de leur époque.